mercredi 11 juin 2008

A l'orée des sombres bois britanniques

" Ce serait un leurre de se figurer l'Angleterre du haut Moyen Age sous un manteau de forêts antiques, immémoriales, à feuilles caduques, seulement rompues par des landes en broussaille et des étendues précaires de champs de céréales et de pâturages. Lorsque Guillaume le Conquérant débarqua sur les côtes du Sussex, seuls quinze pour cent du territoire était encore occupé par la forêt. Selon Oliver Rackam, les Romains même, que Conrad et quelques autres imaginaient frissonnant de peur à l'orée des sombres bois britanniques, comme en Germanie et en Etrurie, n'auraient sans doute pas rencontré un pays uniformément dominé par la forêt. Des bois sauvages originaires il ne restait plus rien que, peut-être, une zone peu étendue, au coeur de la New Forest. Longtemps avant l'arrivée des Romains, les premières civilisations sédentaires, essentiellement celtes, avaient entrepris des défrichages massifs. Ensuite les exigences de la vie urbaine à la latine, plus raffinée, et notamment les besoins en eau chaude sous ces climats frais et brumeux, avaient accéléré le processus, que la fonte du fer sur feu de bois avait encore étendu et démultiplié."

Ce passage est extrait du livre de Simon Schama, paru aux éditions du Seuil en 1999, et traduit par Josée Kamoun : La Mémoire et le Paysage, c'est 700 pages étourdissantes d'érudition, accompagnées d'une iconographie somptueuse, et je n'aurais peut-être pas monté Robin des Bois si je n'avais pas lu cette étude, en 1999 justement, qui renouvelait totalement la vision que l'on pouvait avoir du concept même de paysage. Schama montrait avec bonheur combien notre perception du paysage était empreinte des récits, des mythes, des fortes images de l'imaginaire collectif. Devant un paysage, notre regard n'est jamais vierge, mais informé de toute la culture que nous avons absorbée par toutes nos fibres, dans laquelle nous avons baigné. Le mot même, paysage, n'apparaît pas avant le XVIème siècle, et c'est mot de "painctre", autrement dit d'un homme qui en fait une représentation. Qui n'apparaît d'ailleurs qu'avec les Flamands : avant eux, le paysage n'a pour ainsi dire aucune réalité, et s'il se montre, c'est pour servir d'allégorie, jamais pour lui-même, pour une certaine beauté intrinsèque qui nous semble aujourd'hui si naturelle à tous. Régis Debray, dans Vie et mort de l'image (1992), rappelle que Michel-Ange se serait ainsi moqué de "cette rustique superficialité septentrionale" : " Cette peinture n'est que chiffons, masures, verdures de champs, ombres d'arbres, et ponts, et rivières, qu'ils nomment paysages, avec maintes figures par-ci et par-là. Et tout cela, encore que pouvant passer pour bon aux yeux de certains, est fait en rélaité sans raison ni art, sans symétrie ni proportions, sans discernement, ni choix,ni aisance, en un mot sans aucune substance et sans nerf." "Le paysage, ajoute Debray, est une conversion, mais vers le bas, du texte à la terre, de l'immatériel aux solides, de la lumière divine à la lumière rasante (...)."

Et Robin dans tout ça ? Et bien c'est que le paysage où il est sensé prodiguer ses exploits n'est - Schama n'a de cesse de le démontrer - que la somme d'imaginaires nombreux, stratifiés par des siècles de lecteurs avides et d'écrivains retors. Le mythe a grandi en s'adaptant continûment à l'époque où il était reçu. Il n'y a pas de Robin des Bois canonique, de lettre intangible, de vérité immuable. La geste de Robin est encore à écrire. Liberté nous est donc donnée de le regarder avec nos propres yeux.

Brueghel (L'Hiver)

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